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Berlin et le poème figé.
0h00.
Chastenberg, euphorique se promène dans Berlin Est à la recherche
du temps retrouvé de la liberté médiatique. Des milliers
de gens hurlent des cris de joie alors que les gardiens de frontière
fument tranquillement cigarette sur cigarette, presque assoupis par l’odeur
et le bruit.
Klaxons de Trabans et de Mercédés.
Etrange défilé carnavalesque où les mains se serrent,
où le sang coulé est oublié comme si la destruction
de ciment et de plâtre anéantissait le rictus des morts et les
mauvaises plaisanteries des riches et gras faiseurs de mots de l’Occident.
Chastenberg pense à tout cela regardant les briquets
allumés et le joueur de violoncelle cloué sur sa chaise au
pied de l’édifice. Son chant se mêle aux hurlements des sirènes,
des bulldozers, des lamentations, du piaillement des éléphants
de fer, des rires défaits et des tintements de vins dans les verres
fins.
23h00. La paix est retrouvée. Pour qui ?
Seul dans une impasse sombre balayée par le vent
d’Est, il contemple la nuit. C’est la première nuit depuis longtemps
où la ville vit son histoire au hasard des regards qui se croisent.
Tout à coup, un éclair zèbre le ciel.
Un flash. Les reporters pullulent, laissant peu de place à la spontanéité,
rendant spectaculaire la moindre respiration.... il faut répondre...
encore répondre aux questions qu’on est en droit de se poser !
02h00. Porte de Brandebourg. Chastenberg, immobile, est
là. Une foule incalculable à son côté.
La foule lui sourit et chante cette date qu’est le 18
novembre 1989.
Lui, revit la route droite qui sépare les champs.
Zoom avant de la caméra qui lèche l’asphalte,
le soleil s’abasourdit de violence. Une fleur jaune et blanche se dessèche
en livrant des arômes d’orient et de rocaille. De part et d’autre des
genêts d’or entrelacent des herbes folles et des fenouils dressés.
Mouvement de recul.
Grand angle sur la droite.
Ici un vélomoteur bleu dont le bruit dérange
le paysage, puis peu à peu entrant dans le champ de la caméra,
deux bicyclettes couchées sur le sol, enfin le souffle du vent qui
porte contraste à l’immobilité de la scène.
Plan large sur la route, rotation à 30° du
regard : un homme.
Un homme égraine les tiges engluées d’escargots
et plaisante. Son rire est un écho à la chaleur ambiante. Imagine-t-il
son futur ?
Air de danse : farandole.
Fondu enchaîné, gros plan sur la main : petit
éclat de métal de guerre.
Le mouvement du semeur.
Deux mômes grisés par la chaleur et la moiteur
des odeurs. L’un d’entre eux chevauche le vélomoteur et se prend pour
un chevalier.
Gestes prudents de l’enfance, instant de gloire et de
récompense.
La mémoire est ainsi sculptée.