Histoires de Chastenberg

XXII

Chastenberg chez les ostrogoths des prairies.


Il fait un soleil tiède.
Les passants arborent encore leur manteau d’hiver, la laine tricotée et les sous-vêtements chauds. Il regarde son ombre sur le sol. Cela fait belle lurette qu’il a cassé sa montre, son réveil et son parapluie. Il a dès lors décidé de ne plus se fier qu’au Soleil, aux étoiles, au vent, aux nuages et aux marées.
Quand il pleut, il pose ses deux mains sur sa tête, en coupe-vent, et s’abritte des gouttes tombées d’en haut, un trop plein d’eau bénite pense-t-il.

Fier, il marche... il adore marcher, il adore aussi faire marcher les autres.

Il marche à heures précises, selon un itinéraire rigoureusement identique : il démarre de son domicile, traverse la Place du Square, arpente le Boulevard bordé de platanes et regagne ses pénates par le Parc arboré.

Dans un premier temps, il marche en sifflant : “ Malbrough s’en va en guerre”. Il l’interprète en mode mineur, puis majeur, puis adolescent. Ce dernier mode est complexe, fait de tumulte et de rêves, Chastenberg a du mal à l’expliquer aux gens. Faut-il d’ailleurs l’expliquer ? L’inexplicable suppose aussi la magie !

Dans un second temps, il marche en hurlant haut et fort : “ Kyrie Eleison”, histoire de rencontrer le Divin.

Enfin, regagnant son domicile, il dit à haute voix basse, un texte de Jean-Paul Sartre , jamais le même. Il ponctue tout cela en sirotant les thèmes du huitième quatuor de Vladimir Chostakovitch. Très beau. Peu thématique mais très beau !
Parfois les pigeons, les cailles, les tourterelles , les queues vertes et autres mollusques emplumés s’arrêtent de voler pour l’écouter, ils se posent sur une tête de pipe ou sur une épaule statufiée et l’ écoutent. Tout ébaubi le passant regarde le trottoir et passe.
De temps à autres, certains oiseaux restent en suspension dans l’air, ce qui enchante les enfants et les vieillards.
Arrivé devant son appartement, il se met au garde à vous.

Les après-midi se passent à faire du gigot, il façonne un pull ouvert pour son chien.

Son chien ? demandez-vous interrogateur.

Et oui ! Chastenberg vient d’adopter un chien errant qu’il a surnommé Edmond de Brabentane.
C’est un chien siamois d’environ un an, le mufle éternellement mouillé, de la race des chercheurs de crottes longilignes. Très affectueux, l’animal aime lécher les visages et les doigts de pieds. Il possède en outre, ce qui est rarissime pour une bête de sa catégorie, des dons qui tiennent du prodige : ainsi, il peut marcher sur la tête sous l’eau ( il faudra que j’y pense pour vidéo-gag ), pisser en levant trois pâtes de l’assiette de son patron, courir à reculons, manger du saumon cru, boire du sirop d’érable, miauler pour un oui, pour un non, tirer aux boules quand son maître fait le pointeur irlandais, grimacer devant une vitrine pour que le commerçant lui lance un os, se déguiser en poilu de la Grande Guerre pour avoir du rab de soupe, faire un pataquès en énumérant les plats du jour, se confondre d’excuses avec un pataud pour passer inaperçu dans un bal canin, avoir une dent contre une incisive molaire moliéresque et molletonneuse, etc.

Dès que Chastenberg entre chez lui, Edmond de Brab’ arrive la langue pendante, l’œil torve, des charentaises entre la mâchoire, la bave rieuse, une expression béate de contentement sur l’oreille. Chastenberg met les pantoufles, fait chauffer sur la gazinière turbocompressée une casserole remplie de douillons de moules, se précipite vers sa chaîne audio, y place la 3ème sonate de Dutilleux pour cor bouché, basson à demi ouvert, clarinette à canon scié et triangle de cuir souple.
Ensuite il lape ses douillons de moules, tout en caressant à rebrousse-poil son chien qui ronronne de satisfaction tout en se lissant les moustaches et en grignotant une pelote de laine cueillie la veille.

Et oui, la vie de Chastenberg est étrangement simple !

Il se sent bien dans sa peau, il a donné un sens à sa vie.

Il vit en marge, mais après tout ce qui est dans la marge corrige ce qu’il y a dans le texte, en rouge qui n’est pas la plus laide des couleurs ! Et puis la marge c’est un espace libre.

Aujourd’hui, le plus étrange est que Chastenberg se trouve bien parmi les ostrogoths, les wisigoths et autres indigènes des prairies.





Dernière mise à jour : 12 janvier 2002 Valid HTML 4.0!