XIX
Anecdotes sur un calepin blanc spiralé
Chastenberg
est en train de cuisiner.
Le téléphone sonne.
- Un instant, je vous prie ! vocifère-t-il très
embarrassé.
Le téléphone s’arrête.
- Merci ! Je suis à vous .... juste un moment ....
Le téléphone se remet à tintibuler.
- Allo ?
- Allo !
- C’est toi ?
- C’est moi !
- Alors ?
- Qui es toi ?
- Moi ? Tu ne me remets pas ?
- Peut-être....
- Attends .... Et maintenant tu
me reconnais... vieille crapule !
-Bien sûr !
- Alors hier ?
- Impeccable ! Aucun problème... j’ai développé en C sous compilateur Code Warrior
- Combien de Mo
- Tiens-toi bien, juste quelques Ko !
- Incroyable !
- J’en revenais pas moi-même.
- Et alors ?
- J’y suis encore !
Chastenberg regarde l’heure à son pendu désossé mural : 21h 15
Une voix d’outre-tombe intervient :
- Il serait temps que tu te couches
, Cher Chastenberg, demain est une rude journée pour toi !
Il n’écoute pas. Il prend un livre, s’asseoit sur
le chameau de sa salle de bain, et se met à lire. Un bouquin surprenant
sur la lutte ouverte des fourmis rouges éthiopiennes contre les macaques
à poils ras. Il n’a pas sommeil. Le temps défile vite .. le
sujet est captivant. A un moment, la reine, ivre de colère n’étrangle-t-elle
pas, sauvagement, un coléoptère à tubes, qui dans un
dernier sursaut, déglutit entièrement plusieurs pucerons nains
? Inouï. Riche en détails pittoresques.
- Il serait temps que tu ailles
te coucher , Cher Chastenberg, demain est une rude journée pour
toi !
L’air absent, il est plongé dans sa lecture. Comment
la reine arrivera-t-elle à juguler cette mini-révolution dans
la fourmilière ? S’en sortira-t-elle malgré la pression insoutenable
de la coccinelle dorée, pourtant au comble de la fureur ...
- Bon temps, pis ! me dis-je excédé.
Je pénètre dans l’immeuble de Chastenberg,
monte l’escalier tournicotant puis sonne à la porte. Etrange porte
de porcelaine blanche, incroyablement fragile.. peut-être orientale
...
J’entends :
- Ouais ... un instant... mais qui peut venir à cette heure-ci ?
Je patiente. J’entends un remue-ménage à l’intérieur...
des bruits de saladiers qu’on lance sur le sol... un fracas d’eau .... un
coup de trompette ... une glissade de gelée dans l’évier
... un tumulte de rouages grinçants ... un flop de tuyau entartré.
La porte se déverrouille brutalement. puis s’ouvre
avec lenteur et circonspection.
Il est là devant moi. Mal rasé, pyjamisé,
décoiffé.
Il me regarde un voile d’étonnement dans le coup
d'oeil.
- Qu’est-ce que tu fais dans cette histoire ?
- J’en ai assez aujourd’hui, tes
petits événements, ta vie quotidienne me lassent... ça
me déprime... ton existence est sans intérêt !
- Entre ! me dit-il et cesse de parler grassement
- D’accord.
- Cognac ? whisky ? gin ? coca ? fanta ? orgeat ? jus
de pêches ? élixir du père Goriot ? sirop d’érable
?
- Mayerling ?
- Si tu veux ... alors ?
- De l’eau ?
- Chaude, tiède, fraîche, froide, plate,
visqueuse, lourde ?
- Suffit ... un peu de cognac dans une flûte de
Champagne
- Je n’ai pas de flûte de champagne ici par contre
je possède un luth de Porto ?
- C’est dommage mais cela fera l’affaire
- Avons-nous discuté du prix ?
- Moi je n’irai pas plus loin que 2 livres
- Pléiade ? De poche ? Press-pocket ? Marabout
? Hachette ? Folio ? PUF ?
- De poche !
- OK, mais en contre-partie alors je choisis les titres
et l’année d’édition
- Tapons là !
- D’accord !
Nous nous mîmes à frapper comme des sourds
la bouteille de cognac.
- C’est du trois étoiles ?
- Ca dépend des baffes ! Ca peut être du
36 000 chandelles !
- Assieds-toi, me dit-il, l’œil rivé sur mon bracelet
montre.
Je m’exécutai.
Chastenberg en fut horrifié, lui qui était
contre la mort peinée. C’était ignoble... je gisais là...
affalé ...
- Halte là ! Reprends-toi... pas de ça chez
moi ! me supplia-t-il
Indiscutablement, il était ennuyé par cette
visite... je l’étais également. Je le regardais du coin de
l’œil - ce qui reconnaissons le est malaisé - il devait avoir 1m80,
mesurer pas plus de 25 ans, peser disons châtain clair et détenir
un bon sens d’yeux marrons. J’ajoute qu’il avait une pulvérisante dentition
nickelée bronze et un ongle incarné en silex à chaque
battement de son rince-dents.
- Je n’en reviens pas ! me dit-il
- Oui, je sais ... c’est mourir un peu.
- Pourtant, il faut savoir cueillir les coquillages les
mois comprenant des airs
- Le folklore y est pour beaucoup, la chaleur aussi !
- Pas toujours, regarde les valises, elles sont bourrées
pourtant elles plaisent !
- Oui, mais tu ne peux négliger les oies, ni le
jeu du même nom ! Ca flatte l’esprit !
- De toute façon, je ne confonds jamais muguet
et fluet... ça c’est une erreur que gourmette la plupart des gens,
même les plus reluisants
- En France, les idées ont du bon.
- Et le dimanche ?
- Aussi !
La discussion était courtoise, volontairement codée
pour plus de sureté.
Il se gratta la joue droite avec le majeur gauche.
Je reçus ce geste comme une tartre à la
crème dans le sourire et répondis, un tantinet vexé
par cette impolitesse :
- Finalement, j’en suis assez content....
J’étais un peu idiot d’être assis dans un
fauteuil en forme de bateau d’enfant. Au dessus de moi, des objets en plastique
tournicotaient en faisant de la musique... Une berceuse.. je tentais désespérement,
de temps à autre, pour me donner une contenance , d’attraper les
objets qui passaient devant mes yeux... ça ne faisait pas plus d’un
litre, un litre et demi.
- Dis-moi, interrogea-t-il, de quoi veux-tu que nous parlions
? Je suppose que tu es venu pour ça ? Non ?
- ....
- Revois-tu, Andrianapoulos, ma fiancée ?
Je m’aspergeais d’eau froide et répondis l’air
le plus naturel qu’il soit :
- Non, de toute façon, je n’aime pas les plats
cuisinés à l’américaine, il y a trop de ketchup ! C’est
mauvais pour la ligne ! L’Armagnac pourtant ....
- Je te vois embarrassé... pas facile de se trouver
devant sa création !
- Oui.
Il se leva, satisfait de la réponse et se dirigea
vers un magnifique aquarium gigantesque, encastré dans le mur.
Dans le geste souple de l’équilibriste, il enfila
une paire de gants de boxe et commença une prière très
syncopée.
Pour la première fois, son comportement m’échappait.
Il était totalement autonome. Qu’allait-il faire de sa liberté ?
Un voile se déchira .... n’étais-je pas
moi aussi, à l’heure actuelle, manipulé ? Et par qui ?
L’angoisse devint persuasion.
Par qui ?
J’étais dans une histoire de Chastenberg ! Mais
qui écrivait ?
Qui tirait les ficelles de ce monde ?
Qui ?
Des questions se précipitaient en foule dans ma
tête ... je commençais à vaciller.. Des slogans arrivaient
... des pancartes... quelques pétards explosaient ...
Comment avais-je pu me retrouver dans cet appartement
? Au départ, j’étais pourtant chez moi ! Face à ma
machine à écrire ... Etais-je dans un rêve ? Un monde
parallèle ? Un univers plasmatiforme ? Un endroit dématérialisable
? Cosmique ? Un trou noir ? Un paradis fiscal ?
Chastenberg tapa alors trois fois dans ses mains et l’improduisible
se produisit.
Le silence total. Une sensation d’apesanteur.
Un écran de fumée noire s’échappa
de l’aquarium. Des tourbillons de senteurs envahirent la pièces :
cannelle, thym, coriandre, marjolaine. Une libellule aux mille reflets d’orient
se précipita sur Chastenberg. Elle se percha sur sa tête.
Des effluves de vins parfumèrent également
la pièce.
Je vis une silhouette se détacher de l’ombre...
En sari mauve, fardée d’embruns incandescents,
détachée d’un poteau de couleurs, l’air mystique, une jeune
fille dansait...
Chastenberg était fasciné.
Il enleva ses gants, prit une lyre et se mit à
improviser une lente mélopée remplie de mystère..
Je regardai ma montre.. il était très tard...
trop tard... il fallait que je parte.
La créature dansait en agitant de petits grelots
dorés bouddhistes. Lui, assis en tailleur, fermait les yeux. Seuls
ses doigts bougeaient dans un flot de notes qui s’envolaient. Il en résultait
un sentiment de quiètude ,de béatitude., de bonheur.
Je m’en allai à pas feutrés, sans déranger.
Ils ne me virent pas sortir.
Chastenberg était ailleurs, il voguait vers sa
liberté .. il imaginait certainement sa propre histoire.
La mienne était réelle.